Nancy Storace et Jane Austen : réunies grâce à de « Beaux yeux ».


Si ces deux contemporaines ne se sont probablement jamais rencontrées, elles ont plus en commun qu’on pourrait le penser, au-delà de leur année commune de décès. Une partition faisant partie des acquisitions de la famille Austen les réunit malgré tout.

Jane Austen, musicienne amateur


Contrairement à Jane Fairfax (Emma), et tout comme son héroïne Elizabeth (Orgueil & Préjugés), la romancière Jane Austen (1775-1817) n’était pas réellement une musicienne accomplie. Si elle aimait danser, et s’intéressait de près au théâtre, elle n’était pas vraiment passionnée par l’opéra… On sait qu’en 1788, Jane prit des leçons de musique de George Chard, un organiste assistant de la cathédrale de Winchester, et plus tard, elle consacrera une heure quotidienne, avant le petit-déjeuner, à jouer du piano.


Certes, elle avait suffisamment d’habilité pour accompagner les danses de ses neveux et nièces sur son petit pianoforte, mais pour elle, la pratique du piano était principalement reliée à la danse.

Jane Austen portrait par Cassandra Austen

Seul portrait authentique de Jane Austen
par sa sœur Cassandra
 
Comme beaucoup de particuliers, la famille Austen conservait des recueils de partitions : pièces instrumentales et vocales, achetées en partition, ou recopiées d’après des emprunts.

Dans le fonds musical qui nous est parvenu, on peut voir que Jane Austen recopia diverses pièces de musique qui l’intéressaient particulièrement ; un volume renferme des pièces pour clavier, l’autre des airs divers, anglais, italiens et français. Parmi ces sélections, on retrouve plusieurs airs du compositeur Stephen Storace, le frère de Nancy : un extrait de The Siege of Belgrade (« Of plighted faith ») ainsi que Captivity, un air supposément chanté par Marie-Antoinette durant son emprisonnement.

Si certains chercheurs ont avancé qu’elle semblait s’ennuyer au concert, Jane n’en apprécia pas moins un concert privé londonien donné en 1814 chez son frère Henry Austen, où l’on chanta des glees.

On peut raisonnablement penser que Jane n’entendit jamais Nancy Storace en concert, durant son séjour à Bath, entre 1800 et 1806 ; d’autant plus que le prix du billet d’entrée aurait été trop important pour ses ressources.

Cela ne veut pas dire qu’elle ne connaissait pas la cantatrice, au moins de réputation.

Elle a sans doute lu des annonces publicisant les concerts organisés par l’ancien professeur de chant de Nancy, le castrat Venanzio Rauzzini. Nancy Storace et son amant, le ténor John Braham, lui aussi un ancien protégé de Rauzzini, vinrent se produire à Bath en concert en 1802, 1803, 1804, 1805 et 1806. Nancy Storace fut également engagée au Théâtre de Bath à l’automne 1802. Ces visites étaient toujours un évènement dans les cercles intéressés par la musique et pour les mondains.

Il est impossible que l’écrivain n’en ait pas entendu parler, ou du moins, des opéras dans lesquels Nancy Storace s’illustra : on retrouve certaines allusions à l’œuvre de Stephen Storace dans Mansfield Park (publié en 1813), et d’autres à John Braham…

La Cameriera Astuta (1788)


C’est le seul opéra italien composé par Stephen Storace en Angleterre. Créé au King’s Theatre, le 4 mars 1788, il reçoit un accueil assez négatif de la part du public et ne totalise que 7 représentations durant la saison. Il ne sera jamais repris.

C’est sans doute cet échec qui pousse Stephen Storace à quitter l’Opéra italien pour le théâtre de Drury Lane.

La partition complète de La Cameriera Astuta est perdue. Il n’en reste que les extraits publiés en réduction. Parmi ceux-ci, on trouve l’air de Violetta (Nancy Storace), qui fut bissé lors de la première.

La soubrette de Leonora, laquelle tente d’échapper à un mariage arrangé avec Don Pancrazio Garofano, enseigne à ce dernier comment faire la cour selon les règles en chantant un air français.

La cameriera astuta libretto english

Extrait du livret (traduction anglaise) :
La Cameriera Astuta, A New Comic Opera,
in Two Acts. As performed at the King’s Theatre in the Hay-Market.
Londres, 1788.

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« Beaux yeux qui causez mon trépas… »


Dans les collections de partitions, manuscrites ou imprimées, appartenant à la famille Austen, se trouve la version publiée de cet air de Violeta. Il n’en demeure que la feuille extérieure (pages 1-2 et 11)

 
Beaux yeux qui causez mon trépas air de Stephen Storace dans La Cameriera Astuta (1788)

Première page de la partition (CHWJA/19/10)
Propriété du Jane Austen's House Museum CIO
conservée au Hampshire Record Office, à Winchester


Cet exemplaire, signé dans son coin supérieur gauche par « Elizabeth Austen », appartenait à Elizabeth, née Bridges (1777-1808), l’épouse d’Edward Austen, l’un des frères aînés de Jane.

Edward (1767-1862) avait été adopté adolescent par Thomas et Catherine Knight, cousins éloignés de ses parents, de riches propriétaires sans enfant. En 1812, il prit leur patronyme. Après la mort de son père, il logea sa mère veuve et ses deux sœurs célibataires et désargentées dans une maison lui appartenant, à Chawton.

Elizabeth Bridges était la fille d’un baron, propriétaire de Goodnestone Park, dans le Kent. De deux ans plus âgée que Jane, elle épousa Edward en 1791. Ce fut un mariage d’inclinaison. Ils eurent onze enfants. Elizabeth mourut des suites de son dernier accouchement, en 1808, après avoir passé la majeure partie de sa vie conjugale enceinte.

Jane jugeait que sa belle-sœur était « une femme très charmante, très éduquée, bien que j’imagine qu’elle n’a pas de talent véritable. Son goût se confinait à la sphère privée, son affection forte, bien qu’exclusive. »

Elizabeth Bridges Austen, belle-soeur de Jane Austen

Elizabeth Bridges Austen
Miniature (aquarelle) de T. H.
 
Jane rendit visite à son frère et à sa belle-sœur à Godmersham (Kent), près de Cantorbury, dans leur demeure palladienne, durant les étés 1794, 1796 et 1798. Parente pauvre, il semblerait qu’elle ait été considérée avec une certaine condescendance par Elizabeth, qui préférait de loin Cassandra, sœur ainée de Jane et sa confidente. Sa nièce Fanny, l’une de ses préférées, racontera des années après, que sa tante Jane manquait de raffinement. Plus régulièrement que Jane, Cassandra se rendait chez les Austen-Knight pour s’occuper des enfants.

Parmi les partitions que Jane Austen a sans doute jouées à Godmesham, peut-être s’est-elle penchée sur celle-ci…

On ne sait exactement quand cette partition fut acquise par les Austen. Elizabeth était-elle à Londres lors de la création de La Cameriera Astuta ? A-t-elle alors eu l’occasion de rencontrer Stephen Storace ?

En effet, cet exemplaire est paraphé par le compositeur lui-même dans le coin inférieur droit…

Stephen Storace signature


Pour aller plus loin :

Claire Tomalin, Jane Austen. A Life. Londre, 1997.

Elisabeth M. Lockwood, « Jane Austen and Some Drawing-Room Music of Her Time » dans Music & Letters, Vol. 15, No. 2 (Apr. 1934), pp. 112-119.

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