1851 – Nancy Storace, contre-modèle de la femme idéale dans la fiction
En
1851, Hannah Mary Rathbone publie un
récit tout à fait curieux, Ines and
Vincent. Cette édifiante nouvelle est une biographie romancée de Nancy Storace, de son frère Stephen Storace et de sa belle-sœur Mary (née Hall).
Hannah
Mary Rathbone, née Reynolds (1798-1878), est une femme de lettres anglaise. Née
dans une famille de Quakers et épouse d’un important marchand de Liverpool,
elle se distingue par ses talents d’artiste et d’écrivain. Son journal fictif
de Lady Willougby (1635-1648 et les années 1660), The Diary of
Lady Willoughby, passe un temps pour un
écrit authentique et recueille un immense succès.
Dans
l’extrait traduit ci-dessous, on notera que les indices sur la personnalité des
modèles historiques sont disséminés dans le texte. Le ténor Michael Kelly, dont la narratrice a
largement cité les Reminiscences dans
la suite de sa nouvelle, est mentionné incidemment. Antonio Sacchini, bien qu’il ne soit pas professeur de chant, sauf
exceptionnellement, est mentionné comme instructeur de la petite « Nancy ».
Et le surnom de celle-ci est attribué… à la servante ou gouvernante de « Victor
Storace », pour rendre les choses encore plus claires !
Dès
le départ, l’auteure a bien marqué la différence entre Inez (capricieuse,
emportée et excessive) et la calme Amy (petite poupée blonde idéale, douce,
complaisante et sans réelle personnalité propre, malgré la force de caractère
annoncée par l’auteure…) Les yeux noirs colériques de la première sont d’ailleurs
des indices du fonds d’un caractère qui lui apportera les plus grands
malheurs, comme la suite du récit le montrera amplement. On remarquera que pour
accentuer ce trait, Rathbone a doté Amy de dons musicaux qui ne dépassent pas
la moyenne de ce qu’une jeune fille de bonne famille est capable de faire :
elle lit à vue un duo, mais ses capacités ne dépassent pas l’honnête médiocrité
attendue de la part d’une amateure, qui ne vise pas à en faire sa carrière...
Voici le tout début de cette longue nouvelle…
Dans une petite villa des faubourgs,
près de la Tamise, habitait en 1775 Victor Storace [Stefano Storace] un
éminent contrebassiste, qui faisait partie de l’orchestre du Théâtre du
Haymarket. Lors d’un bel après-midi d’automne, Inez [Nancy Storace], sa
petite fille aux yeux noirs, qui avait alors sept ans, s’en alla dans le
jardin, qui menait par une volée de marches sur la rive, d’où l’enfant était en
train de nourrir cinq ou six canards apprivoisés. De temps en temps, elle s’interrompait
et chantait quelques mesures d’un air populaire, avec une précision et un tel
art de la mélodie que les occupants des embarcations qui passaient regardaient
avec étonnement la jeune chanteuse ; mais plus fréquemment, elle s’arrêtait
pour échanger des remarques rieuses avec une compagne blonde, qui quelque peu
son aînée, était tranquillement assise sur les marches, tenant le panier dont
elles envoyaient des graines à leurs favoris emplumés. Une exclamation, « Inez,
Inez ! Où es-tu ? Viens tout de suite ! » la fit se lever
vivement et se dissimuler derrière un pavillon, alors qu’un garçon viril [Stephen
Storace], qui avait sans doute déjà vu une douzaine d’hivers,
accourut le long du chemin de la terrasse et ne voyant pas sa sœur, dit en hâte :
« Oh, Amy [Mary Hall], je suis content que tu sois là ;
maintenant, essaye de persuader cette espèce de folle de venir dans le salon
pour quelques minutes. Je veux que vous chantiez le dernier duo de mon opéra.
Dis à Inez que je lui donnerai l’une de ces pommes rosées que Mr. Kelly [inspiré du chanteur Michael Kelly, collègue des Storace ?] nous a données
ce matin. Et, Amy, tu auras ce que tu voudras, si tu fais seulement ce que je
souhaite. »
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Rougissante, Amy Hall courut chercher
son amie, qui, sachant que les « quelques minutes » de Vincent
devenaient généralement, ne se laissait pas tenter par la pomme aux joues roses ;
et refusa farouchement de céder à sa demande. Mais Amy, aussi douce qu’elle
semble être, possédait également une volonté de fer de son côté, et par une
application judicieuse de cette dernière, finit par attirer Inez dans le salon
où Vincent [Stephen Storace] les attendait impatiemment, ses doigts
tachés d’encre et la table devant lui couverte de livre et de papier à musique.
Inez sautillait dans la pièce, refusant de chanter, jusqu’à ce que son frère, se
mettant en colère, la menace de son archet, et finisse par la frapper au cou.
Et ensuite, chagriné de voir la marque qu’il avait fait, jeta ses bras autour
de son cou et lui demanda pardon. Les yeux de la petite avaient flamboyés, mais
excessivement attachée à son père et à son frère, les premiers mots de regrets
suscitèrent son pardon immédiat, et s’approchant du clavecin, elle chanta à vue
et joua la première partie du duo, de sa toute meilleure façon — Amy Hall chantant
la seconde voix de sa douce voix d’alto, qui était tout ce qu’elle était
capable de faire.
Profondément immergés dans le nouvel
opéra, les enfants ne perçurent pas l’entrée de leur duègne de service, qui qu’elle
les aime tendrement, les énervait toujours par sa ponctualité et sa correction,
et qui commença présentement à débarrasser la table pour le dîner. Le bruit qu’elle
fit en bougeant les papiers bruissant, attira l’attention de Vincent qui lui
demanda avec colère comment elle pouvait oser toucher à ses compositions, et une
bataille s’ensuivit, qu’il aurait sans doute remportée, si ce n’était l’apparition
de Victor Storace, qui déposant une claque sur les deux oreilles de son fils (davantage
par jeu, que brutalement, d’ailleurs), lui demanda de laisser Nancy faire son
devoir, et lui demanda de répéter le duo qu’il n’avait entendu que de manière
indistincte, depuis la pièce voisine. Inez commença en chantant deux ou trois
notes fausses, à la plus grande contrariété de Vincent, qui savait qu’elle le
faisait exprès. Et son espièglerie l’aurait poussée à de nouvelles extrémités
de mauvaiseté, si un coup à la porte bien connu n’avait subitement changé son
humeur. Et, de nouveau, elle chanta avec tant de charme que son père
lança : « Magnifique, mes enfants ! », et que le nouveau
venue, qui n’était autre que le célèbre maître de chant Sacchini [le compositeur Antonio Sacchini] s’exclama : « Bravo,
bravissimo, Signora Ines ! ». Les interprètes s’assirent alors devant
leur repas, et quand Sacchini apprit que le joli duo avait été composé par le
jeune Vincent, il poussa avec véhémence son père à l’envoyer en Italie, où il
pourrait recevoir la meilleure instruction.
« Je pense le faire », dit
Victor calmement. Une annonce qui fit monter les larmes aux yeux d’Amy Hall,
tandis que l’impétueuse Inez s’exclama —
« Si tu pars, mon Vincent, je
partirai aussi. Nous ne serons pas séparés, n’est-ce pas ? »
« Ah, non ! Signora ;
je vous donnerai des leçons, et ‘suite, y’a Signor Ranzizini [le castrat, compositeur et professeur de
chant Venanzio Rauzzini],
il peut vous donner ce que vous appelez du raffinement ; et après que vous
avez étudié, disons trois ou quatre ans, ‘suite vous pouvez aller en Italie. »
Sacchini remplit son verre en parlant,
sans voir que la petite fille ferma son petit poing en signe de défiance, ce
voyant Vincent éclata de rire, et prophétisa qu’elle pourrait chanter le rôle
de sa furie féminine admirablement.
« Oh ! je peux le faire,
maintenant » dit Inez, en jetant sa cuillère. Elle bondit jusqu’à une bow-window,
où elle se positionna et témoigna des gestes les plus extravagants, en débutant
de chanter le rôle que son frère avait mentionné, à son étonnement qui n’était
pas petit, car il n’avait aucune idée qu’elle en avait vu la partition. Tandis
que les deux plus vieux musiciens écoutaient avec surprise et délice la
merveilleuse interprétation d’une pièce si difficile par une si jeune enfant.
Cela ne servit qu’à sceller la destinée du frère et de la sœur, qui, à leur
désarroi mutuel, furent séparés en moins d’un mois, après cette manifestation
étonnante de leurs talents respectifs.
[…]
Cette nouvelle est analysée
pages 379-380 de la biographie de Nancy Storace,
par Emmanuelle Pesqué.
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