2005 - Mozartballs "Mozart à la folie" : le retour de Nancy Storace ?



Coproduit par la chaîne ARTE et diffusé dans « Musica » le samedi 28 janvier 2006, ce documentaire canadien assez ébouriffant se voulait un antidote aux flonflons cérémonieux censés marquer les festivités mozartiennes de 2006. Si les dites festivités furent, finalement, assez flapies en France (à quand une réédition du tour de force de l'Opéra de Nice en 1991, qui programma presque tous les opéras de Mozart ?), la chaîne culturelle franco-allemande joua son rôle d' « agitatrice culturelle » avec cet opus documentaire bien plus sérieux qu'il n'y paraît...

Mozartballs 2005


 
En guise de fil d'Ariane, on suit la fabrication (classée secret défense) des fameux Mozartkugeln, chocolats sphériques bourrés de pâte d'amande, recouverts de papier alu doré arborant la trombine de Mozart. Impossible d'y échapper à Salzburg et en Autriche, toutes les boutiques pour touristes arborent des piles et des piles de ces boites rouges, dont l'existence doit représenter au moins 0,0783% du PIB du pays. (Depuis on a eu droit à la liqueur Nannerl, les sucreries Constanze et les chopes à bière musicales : elles braillent la Petite musique de nuit quand on les incline.)

Mozartballs 2005

Cette portée « gastronomique » ne va pas sans concurrence commerciale sévère ! Selon un gourmet français, « les vrais Mozartkugeln [seraient] ceux de la marque Fürst. [La mezzo soprano] Angelika Kirchschlager aurait travaillé chez Fürst durant sa jeunesse ! C'est une marque plébiscitée par [la basse] René Pape mais Kirchschlager et [le ténor] Michael Schade ont une légère préférence pour Mirabell, la marque la plus connue, celle qu'on trouve dans les aéroports et des magasins hors d'Autriche. Les deux sont au chocolat noir. Les Reber, Pischinger et Schatz sont aussi au chocolat noir. Reste le cas Holzermayr, qui serait le découvreur du véritable Mozartkugel et qui utilise du chocolat au lait. […] Je ne sais pas si on sait vraiment, de Fürst ou de Holzermayr, qui a inventé les premiers Mozartkugeln. Les deux marques se vantent d'être les "véritables". Le mystère Mozart demeure entier... »

Cette abomination culinaire (à titre personnel, je ne sais ce qui me rebute le plus, le goût ou la bobine du compositeur sur le chocolat) se prête évidemment à un jeu de mot foireux (Mozartkugeln = boules de Mozart = Mozartballs... « Balls » étant également un mot familier pour « zinzin », « siphoné », « fou ». Sans parler d'une signification bien plus triviale. Mozart et sa petite cousine auraient sans doute adoré.)

Mozartballs 2005


Entre la chocolaterie et ceux qui ont perdu la boule pour le Salzbourgeois, les notes de passages sont nombreuses.

Le réalisateur Larry Weinstein (auquel on doit également le passionnant Toscanini par lui-même) aborde ce catalogue de passions obsessionnelles avec un sérieux inaltérable. Cette galerie de portraits extravagants est d'autant plus percutante qu'elle est simplement exposée au spectateur sans point de vue apparent. L'altérité est simplement posée, sans commentaires, le montage souvent hilarant de David New, tout en entrecroisements, se contentant de jouer sur les contrepoints des destins déroulés. Cette tactique a un effet immédiat : le spectateur se fond dans ces délires organisés, et le cinéaste lui-même finit par se glisser dans cette vision du monde. Tout commentaire ou perception extérieure ne peut venir que d’un tiers, son opinion étant cependant guidée par un montage plus dirigiste qu'il n'y paraît. On ne peut s'empêcher de penser à certains sujets de la défunte émission belge Strip-tease... (Ce n’est qu’une appréciation stylistique.)

Mozartballs 2005


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Dans les marges, ce documentaire semble presque un commentaire actualisé du remarquable essai de Laure Murat, L'homme qui se prenait pour Napoléon (présentation de l’ouvrage sur lemonde.fr.) Elle y montrait combien les débuts de la psychiatrie (qui ne portait pas encore ce nom) sont tributaires des troubles révolutionnaires successifs de la période 1789-1871, et comment ces révolutions politiques induisent une « révolution » qui fait écho dans les troubles répertoriés.

En l'espèce, sans forcément parler de psychiatrie, on peut hasarder une comparaison avec ces chocs historiques et leurs effets, car le « Mythe Mozart » dépasse désormais la stricte période chronologique entourant la vie du compositeur ; il est encore bien présent. En effet, le personnage historique est désormais obscurci par des commentaires et ajouts divers, qui obéissent pour la plupart à des courants socio-historiques bien éloignés de l'homme-Mozart. (Pour la lente construction du phénomène, voir Gernot Gruber, Mozart and Posterity. University Press of New England, 1994.) Cette élaboration intellectuelle et sensible qui court sur tous les XIXe et XXe siècles, a pris avec l'essor des médias de masse, la reproductibilité à l'infini et la sanctuarisation d'un commerce mémoriel institutionnalisé, une importance qui masque désormais la réalité. Mozart dépasse désormais sa propre corporalité et ses traces historiques abondantes. Il est devenu un signe, une icône.

Mozartballs 2005


Mais de quoi Mozart est-il le signe ?

Ce documentaire aide à y répondre, en égrenant les portraits de ces figures mozartiennes souvent farfelues, dont l'équivalent pourrait se retrouver (quoique dans un tout autre genre) dans les conventions de Trekkies (fans de la série de SF Star Trek. Ce qui a donné lieu à un documentaire tout aussi édifiant, Trekkies). Le film est aussi un témoignage étonnant sur la ferveur passionnée que suscite encre un compositeur mort en 1791, le culte que certains lui vouent (tant à l'homme qu'à son œuvre) et la construction (toujours en mouvement) d'une image iconique, bien malmenée parfois. Cela n'empêche pas pour autant un décalage jouissif, qui s'emplit de la perception du spectateur, le documentariste restant sur son quant-à-soi.

Les figures présentées (à part une, qui détonne singulièrement dans cet aréopage, celle de l'astronaute autrichien) paraissent tellement exagérées qu'on finit par dépasser les individualités pour ne retenir que des symboles de la médiatisation discordante du compositeur des Lumières. Les principales facettes du mythe s’illustrent donc dans les portraits de ces passionnés, qui cherchent (presque) tous à avoir un contact privilégié avec leur idole. Au-delà des individus, ce sont donc certains aspects dominants de la reconstruction de Mozart qui émergent, dans une dimension exacerbée et ludique.

Listons-les donc.
Mon premier est la présence consolante de la musique mozartienne, souvent qualifiée de « divine ». Par contagion, le compositeur semble souvent un « saint » laïque, auquel on prête pouvoirs surnaturels et thaumaturgiques. (L’homme ne serait-il pas tout entier dans sa musique ? La musique n’est-elle que le miroir de l’homme ?) Témoin la présence fragile de Konrad Rich, professeur suisse à la retraite très touchant, dépressif chronique, sauvé d'un geste fatal par la « voix » de Mozart. Son pèlerinage au cimetière Saint-Marx scande ses hauts et ses bas. Son obsession numérologique (il ne peut s’empêcher d’associer aux paquets de fleurs de limettier qu’il confectionne un numéro du Koechel correspondant) trouve son apogée dans le décompte de ses pas entre la cathédrale Saint-Etienne et la dernière demeure du compositeur…

Mozartballs 2005
 
Mon second est la composante commerciale du mythe. Cet aspect est illustré par les Mozartkugeln eux-mêmes, héros centraux et métaphoriques du film ! Pour la partie purement touristique qui découle de cet engouement historicisant (il faut bien aller visiter les traces matérielles du grand homme !), on se dirige vers Nikola et Galina Mauracher, qui sont les propriétaires de la Pension Mozart. Beethoven y vint. Et Konrad Rich y réside régulièrement…
  


Dans la catégorie « voyage dans le temps », la part du lion est réservée à un couple d'Américaines, Steph Waller et Lynette Erwin, persuadées d'être respectivement les (ré)incarnations du compositeur et de sa bien-aimée supposée, la soprano Nancy Storace. (Plus précisément, l'esprit de Mozart aurait investi le corps de Waller). Ce sont sans doute les figures les plus excessives du documentaire, car leur perception de la réalité historique (rejouée pour des enfants dans une bibliothèque municipale de l’Amérique profonde) détonne davantage pour des Européens cartésiens pur jus... « Mozart » et sa compagne sont convaincues que ces deux personnages historiques ont vécu une histoire d’amour torride, furent séparés par un sort inique, et que ce fut le début de la fin pour le compositeur : d’après certains de leurs écrits, il serait tombé dans la débauche et aurait contracté une maladie vénérienne, soignée au mercure, traitement dont les effets pervers auraient entraînés sa mort... Leur périple filmé qui les « ramène » sur leurs « propres traces » ménage certains instants involontairement ironiques, comme le recueillement larmoyant dans un grand magasin, Steffl, supposément bâti sur l'emplacement de la dernière maison de Mozart… (En fait, il s’agirait de la maison mitoyenne…) En 1995, le mémorial Mozart dans le magasin censé marquer l’emplacement du lit de mort de Mozart était non loin du rayon lingeries, ce qui créait un décalage assez hilarant… (L'emplacement a varié au gré de la restructuration des rayons.)

Mozartballs 2005


N'oublions pas l'aspect purement scientifique.
Musique et mathématiques faisaient autrefois parties du quadrivium. Elles se retrouvent unies dans le projet de David Cope, un californien qui a créé un programme informatique, « Experiments in Musical Intelligence » (Emmy, de son petit nom). Cope, composant par algorithmes grâce à sa base de données, pense avoir recréé des morceaux « comme » Mozart. Son Rondo pour violoncelle et orchestre vaut le déplacement... et le grand Steven Isserlis qui l’interprète ne mâche pas ses mots pour disséquer la structure de la partition. On aura beau faire, ce n'est pas demain la veille que la machine remplacera l'homme...


Mozartballs 2005



Franz Viehbock, scientifique de haut niveau, pianiste amateur, fut le premier Autrichien qui prit part à une mission dans l'espace. Quand il rejoignit la station spatiale Mir en 1991, son présent aux astronautes russes fut une boite de Mozartkugeln (le gobage des chocolats en apesanteur est un grand moment !) Il diffusa également un enregistrement de la Flûte Enchantée... et l'écoute de la voix de Sarastro chantant « In Diesen Heil'gen Hallen » alors que la station survole la terre est un témoignage superbe et émouvant de l'actualité de ce message de paix et de fraternité. La musique des sphères n'a jamais parue plus belle... Cette séquence des « Mozartkugeln dans l'espaâââââce ! » (A prononcer sur le ton du Muppet Show spécial Star Wars avec Mark Hamill-Luke Skywalker !) était trop impressionnante pour ne pas l’inclure. Ironiquement, Viehbock est l'un des rares à avoir les pieds bien sur terre, ce qui n'exclut pas la poésie de son témoignage.


Mozartballs 2005



Mozartballs 2005

 
Si le seul point de rencontre géographique et physique de ces trajectoires est le cimetière Saint-Marx (où Mozart fut enterré et où se trouve actuellement un mémorial qui atteste bien du goût larmoyant Biedermeier), il illustre l’un des impacts persistants du compositeur. La mort précoce de Mozart est évidemment une des raisons de la prégnance de son mythe sur le « grand public ». Son génie seul ne suffit pas. (S'il était mort aussi âgé que Haydn et couvert d'honneurs, son aura romantique en aurait certainement bien été diminuée...)
On voit ainsi Julius Muller, gardien du cimetière, qui récupère les lettres et cartes laissées sur le cénotaphe de Mozart... Evidemment, la « réincarnation » du compositeur est présente à ce moment-là... Elle croise également Konrad Rich, assis sur le banc voisin du sien… La boucle est bouclée.

Malgré la tristesse du contexte funéraire, la démonstration est faite. Mozart et son œuvre peuvent se prêter à mille réinterprétations. Là n’est pas la question. Mais c’est l’œuvre, et elle seule, qui porte et qui anime, qui console et qui illumine. Et c’est la bande son, la musique, qui crée le seul réel sentiment de présence. Là où Mozart est (bien) là.

 

La bande annonce du documentaire.


Documentaire (Canada, 2005, 52 mn)

Réalisateur : Larry Weinstein

Ecrit par Thomas Wallner

Production : Rhombus Media.

DVD Decca format NTSC. Sous-titres français possibles.

Parmi les bonus (non sous-titrés), des interviews complémentaires des participants et l'intégralité du morceau composé par Emmy.



Illustrations : captures d’écran du DVD

Cette chronique est parue sur le blog Ch'io mi scordi di te en 2013.



Ce documentaire est mentionné

pages 380-381 de la biographie de Nancy Storace,

par Emmanuelle Pesqué.
 



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