Nancy Storace et les jardins de Marylebone



La petite Nancy s’est promenée en famille dans ces jardins proches de la résidence familiale de son enfance. Sa mère, Elizabeth Trusler, était la fille d’un des propriétaires et son père, le musicien Stefano Storace, y était employé dans les années 1770.

Le grand-père maternel de Nancy Storace, John Trusler senior ( ?-1766), fut propriétaire des jardins d’agréments (Pleasure Gardens) de Marylebone, entre 1746 et 1763.

Les parcs et jardins de Londres avaient été ouverts au public dès le règne des Stuart. A la fin du XVIIe siècle, on vit apparaître des jardins publics d'agrément où contre un droit d'entrée, les visiteurs pouvaient avoir accès à un service de restauration en plein air, des concerts et toute sorte de divertissements. Les lieux les plus réputés et attirant une société choisie étaient le Ranelagh et Vauxhall. Marylebone, plus excentré, fut fréquenté principalement par la gentry, mais tira bien son épingle du jeu.

Le jardin fut connu pour avoir fédéré l’activité de nombreuses personnalités musicales du temps.


Le village de Marylebone


Au début du XVIIIe siècle, le village de Marylebone, dans le nord-ouest de Londres, faisait partie de cette campagne où les citadins trouvaient plaisir à s’évader, cherchant un peu d’air pur et de verdure non loin de la ville.

Le village, peuplé majoritairement de Huguenots français au début du XVIIIe siècle, était préalablement connu sous le nom de Tyburn, d’après le nom des rivières venant d’Hampstead et se déversant dans la Tamise.

Au XVe siècle, la petite église paroissiale, construite en face du manoir (occupé par la suite par un pensionnat français, puis par une école de garçons et une de filles, réputées au XVIIIe siècle), fut consacrée à St. Mary. Le village finit par adopter le nom de St. Mary at Bourne ou St. Mary le Bourne, Tyburn revenant au quartier du gibet, près de Marble Arch.


Détail du plan de John Rocque (1746) :  le village de Marylebone

Détail du plan de John Rocque (1746) :
le village de Marylebone (séparé en deux par Marylebone Lane)
et ses environs


La rue qui traversait le village, Marylebone (or Marybone) Lane, sera par la suite appelée Marylebone High Street, dans les années 1770. C’est au numéro 72 que vivait la famille Storace (Stefano Storace, sa femme Elizabeth et leurs enfants Stephen et Nancy), en 1773.


The Rose et ses jardins


Les jardins de Marybone ouvrent au XVIIe siècle. Ils dépendent de la taverne The Rose, située à l’est de Marylebone Lane ; l’établissement avait mis son terrain à la disposition du public. En 1668, Samuel Pepys mentionne dans son journal qu’il s’y est promené avec plaisir.

Lieu relativement interlope, réputée comme maison de jeu, c’est peut-être cette taverne à laquelle fait allusion le capitaine Macheath dans The Beggar’s Opera de John Gay (1728).

Le coin était encore assez dangereux, puisque les propriétaires devaient offrir des gardes et de l’éclairage aux clients, de crainte des voleurs de grands chemins… Si l’anecdote n’est pas apocryphe, le célèbre voleur Dick Turpin, pendu en 1739, y aurait même fait une visite de voisinage...

A cette période, au centre des jardins entourés de murs, se trouvait un terrain de boules qui attirait le public, autour duquel tournaient des allées de gravier ceintes de buis taillés. On pouvait également faire du tir, ou assister à des combats de chiens. Les duels n’étaient pas rares dans la campagne alentours, ce qui ajoutait à son attractivité…


Les jardins de Marylebone de 1737 à 1746


Tout d’abord propriété de la famille Long, la taverne est reprise par Daniel Gough en 1732. Ambitieux, ce dernier ajoute des divertissements plus relevés à ceux préalablement proposés : il organise des concerts, publicisés par la presse :

Mr. Gough, ayant déjà commencé à agrandir et embellir ses jardins, et ayant construit un Orchestre, selon un Plan élégant ; et ayant déjà engagé un Orchestre choisi d’instrumentistes afin de jouer les morceaux les plus célèbres de Musique, ose espérer que tous les Amateurs et ceux qui veulent Encourager les Divertissements Musicaux, l’honoreront d’une Souscription.

Le premier concert a lieu le 26 mai 1737.

Des musiciens réputés appartenant aux orchestres de Drury Lane et Covent Garden, viennent donc se produire l’été, quand les théâtres ferment leurs portes. Parmi les bassonistes, se trouvait peut-être en 1738 le compositeur J. F. Lampe, dont l’opéra The Dragon of Wantley avait triomphé l’année précédente.

Jusqu’en 1744, la musique proposée est purement instrumentale. Mais en juin 1744, on annonce la participation des « deux célèbres Miss Scott ». Dès lors, on peut également entendre des ballades, des chœurs, des airs divers, dont certains sont publiés avec de jolis frontispices.

Sur le plan de Londres établi par John Rocque en 1746, on peut ainsi voir l’emplacement du bâtiment arrondi logeant l’orchestre (au nord-ouest, au milieu des arbres) et les terrains de boules, celui du centre et les deux disposés au sud du jardin, séparés par une allée. (L’ancienne chapelle huguenote est indiquée par « Fr. C » et se trouve au milieu de parcelles de jardins, à l’ouest des jardins de Marylebone.)



Détail du plan de John Rocque (1746): Marylebone Gardens

Détail du plan de John Rocque (1746)


Le terrain de boules reçut la visite du Prince de Galles en 1737, et fut considéré comme l’un des meilleurs de Londres, jusqu’à sa suppression en 1752.

Dès 1742, on propose des feux d’artifices, ce qui ajoute au plaisir des visiteurs, qui prennent goût à ce lieu bucolique, à l’écart des constructions de la ville, et encore entouré de pâturages.

Afin d’opérer une certaine sélection du public, il était interdit de fumer dans les jardins, et les gens à livrées n’étaient pas admis.


Les jardins de Marylebone de 1746 à 1763 : John Trusler, propriétaire.


En 1746, le pâtissier John Trusler devient propriétaire des jardins, qui sont alors réputés pour leur offre de rafraichissements et de pâtisseries recherchées. On précise même que des vaches sont préposées à la fourniture de lait frais quotidien.


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L’une des filles de John Trusler devient suffisamment célèbre pour être portraiturée devant l’une de ses tourtes. Ses gâteaux au carvi et « plum cakes » deviennent l’une des attractions des jardins et des tourtes à la viande sont également proposées l’hiver, puisque l’ouverture des jardins a désormais lieu toute l’année.

On ne sait précisément laquelle des Miss Trusler était la pâtissière en question. Il peut s’agir de la future mère de Nancy Storace, comme l’avanceront certains musicographes du XIXe siècle, ou d’une autre de ses sœurs.



Miss Trusler  - mère ou tante de Nancy Storace

Détail du portrait de Miss Trusler
Vers 1760.
(gravure conservée dans la Harvard Theatre Collection)


Côté musique, les concerts continuent, et des bals sont donnés. En 1750, le ténor Thomas Lowe, apprécié de Haendel, commence sa collaboration avec Trusler. On entend alors en concert de nombreuses œuvres du violoniste William Defesh (qui devient responsable de la musique des jardins), de Thomas Augustine Arne, etc…

Avec l’adoption du Music Hall Act, en 1752, les jardins doivent obtenir une Licence afin de continuer à donner des concerts. L’obtention de cette autorisation annuelle, sera plus ou moins problématique.

A la même période, les jardins s’agrandissent : le terrain de boules central disparaît et laisse la place à un bâtiment à destination de l’orchestre et un autre pour les représentations d’opéra. On construit un « temple » qui sera par la suite orné de statues de Shakespeare et de Haendel.

Le seul panorama existant des jardins date d’environ 1755. Cette vue, dessinée par l’architecte John Donowell montre le centre des jardins, en direction de la High Street. On y voir la Grande Promenade, avec au loin, la tour de l’église St Mary. Des arches (en bois ?) supportent des lanternes. A droite se dresse le bâtiment réservé à l’orchestre, à gauche, celui réservé aux opéras.



Marylebone Gardens c. 1765 John Donowell

« A view of the Orchestra with the Band of Music,
the Grand Walk &c in Marybone Gardens »
d’après John Donowell ( ?- ?)
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En effet, dès 1756, de nombreuses annonces parues dans la presse font connaître les diverses festivités offertes au public. L’accent est porté autant sur la nourriture que sur les concerts, auxquels vont s’ajouter des opéras.

Le 8 juin 1758, on représente The Servant Mistress, une burletta (opera buffa miniature) traduit et arrangé par le violoniste puis contrebassiste Stefano Storace, le futur père de Nancy Storace, et John Trusler junior (1735-1820), fils du propriétaire. Il s’agit d’une traduction de La Serva Padrona de Pergolèse, à laquelle on avait rajouté un troisième personnage. C’est un grand succès.

Encouragé, en 1759, tout seul cette fois-ci, Stefano Storace traduit et adapte La Stratagemma, opéra attribué à Galuppi ou Hasse, et Il Cicisbeo alla Moda (The Modish Coquette), attribué à Gallupi.

Le 16 juin 1761, Stefano Storace épouse Elizabeth Trusler, l’une des filles de John Trusler.


Les jardins de Marylebone de 1763 à 1776 : histoire d’un lent déclin


En 1763, John Trusler abandonne la direction des jardins au ténor Thomas Lowe, qui y avait chanté.

La famille Trusler ne semble déménager à Saville Row que l’année suivante, mais les Storace continuent de résider à Marylebone. Stefano continue de collaborer avec les propriétaires successifs, comme en témoignent les annonces parues dans la presse.

Stefano dirige les concerts (du clavecin ?). La soprano Ann Catley, Mrs Vincent (née Isabella Burchell), Miss Davis et d’autres chanteurs sont engagés et se produisent dans un répertoire maison, tout comme dans des ouvrages de Haendel (lequel aurait eu plaisir à se promener dans les jardins…)

Les burlette arrangées par Stefano feront partie du répertoire des jardins et seront régulièrement reprises.



Marylebone Gardens Concert 1765 publicité

Annonce pour un concert, parue dans
The Public Advertiser du 16 septembre 1765


En 1766, Thomas Lowe, qui commence à perdre beaucoup d’argent dans l’entreprise, cède sa place à Joseph Beaumont et John Troughton. Il continue néanmoins à chanter dans les concerts. Sans doute faut-il blâmer sa mauvaise gestion et la météo défavorable de l’été 1767.

Lowe reste comme manager, mais en 1768, les jardins passent dans les mains du compositeur Samuel Arnold (1740-1802) et d’un certain John Berry. Arne semble avoir dirigé la musique des jardins : il en profite pour programmer ses élèves chanteurs.

L’année suivante, ce sont John Troughton et le violoniste virtuose Thomas Pinto qui prennent la direction des jardins.

L’épouse de ce dernier, la cantatrice Charlotte Brent, élève (et maîtresse) d’Arne, devient la soliste la plus en vue des jardins. On recrute également le prolifique compositeur James Hook (1746-1827). Il composera bien plus tard un opéra dans lequel chantera Nancy Storace et son fils Theodore sera le « nègre » des mémoires du ténor Michael Kelly, ami et collègue de Nancy.

En 1770, couverts de dettes, les Pinto fuient en Ecosse. Les époux Bartlemon leur succèdent. Francis Bartlemon est compositeur et son épouse Mary ou Polly est une nièce de la célèbre cantatrice Cecilia Young, l’épouse d’Arne. Ils engagent une basse très populaire, Charles Bannister, également acteur à Drury Lane. (Son fils sera un collègue de Nancy Storace.) Les jardins ne manquent pas de compositeurs pour attirer le public : Hook, Arnold et Bartlemon se succèdent pour proposer burlettas et sérénades.

Marylebone Gardens Concert 1770 publicité

Détail d’une annonce de la soirée à bénéfice de James Hook,
parue dans The Public Advertiser du 7 septembre 1770.

Notons la présence du violoniste John Abraham Fisher,
comme soliste et premier violon.
Il épousera Nancy Storace en 1784.


Thomas Linley junior (1756-1778), compositeur et violoniste, fils du compositeur Thomas Linley (1733-1795), originaire de Bath, se produit en concert en 1772, pour la soirée à bénéfice de Stefano Storace. Le jeune homme avait rencontré Mozart à Florence : ils avaient tous deux pris des cours de violon avec Nardini en avril 1770 et s’étaient liés d’amitié.

Pour attirer le public, on programme alors des divertissements plus spectaculaires : après son bref engagement en 1753, entre 1772 et 1774, Giovanni Battista Torre est en charge des feux d’artifices. Cet artiste réputé avait également officié au mariage de Marie-Antoinette en 1770. Ces feux d’artifices sophistiqués font l’objet de protestations de Mrs Fountayn, qui tenait l’école de filles non loin des jardins, pour leur dangerosité et leur bruit… Le départ de Torre semble également arrêter les feux d’artifice somptueux.

Arnold et Berry reprennent la main, mais en 1774, escroqué par un de ses employés, Arnold doit à son tour se dessaisir des jardins. L’histoire de l’établissement devient alors assez confuse : il y a sans doute un consortium de propriétaires.

En 1775, le départ d’Arnold marque la fin des concerts.

On introduit une lanterne magique, mais cette attraction ne suffit pas pour enrayer le déclin des jardins. En 1776, les marionnettes du compositeur Charles Dibdin viennent présenter brièvement une pièce satirique visant l’acteur David Garrick contre lequel il est en conflit. La même année, on propose aussi des bals masqués et un divertissement nocturne, « Boulevards de Paris ». En vain, l’affluence ne cesse de baisser.

Le 23 septembre 1776, les jardins ferment leurs portes, sans doute définitivement. Durant l’été 1777, un journaliste visite le site et constate qu’il ne reste que deux allées de gravier et des amoncellements de débris et de bois mort. Leur Licence ayant expiré, les propriétaires ne jugeaient pas rentables de la renouveler.

Les meubles, réserves alimentaires et accessoires sont vendus aux enchères en avril 1777.

L’urbanisation avait alors encerclé totalement ce qui avait été un coin champêtre. Le charme s’en était totalement évanoui, malgré les efforts acharnés des propriétaires pour apporter une récréation agreste aux citadins. Le temps des jardins d’agréments était désormais passé.


Pour aller plus loin :


Mollie SANDS, The Eighteenth-Century Pleasure Gardens of Marylebone 1737-1777. London, 1987.

Philip TEMPLE et Colin THORN, The Survey of London, volume 51. Premier jet du chapitre 3 consacré à Marylebone Gardens. (A paraître chez Yale University Press en 2017).


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