Nancy Storace et la Royal Society of Musicians, hérauts de la "renaissance haendélienne"
Nancy Storace fait partie des interprètes
prestigieux qui portèrent la première vague de « renaissance »
haendélienne en Angleterre… si l’on peut encore affirmer qu’il y eut oubli au
XVIIIe siècle d’un compositeur adulé par le roi George III, grand amateur du
« Caro Sassone ».
Toutefois,
si la musique de Haendel ne disparut jamais vraiment des programmations
britanniques, il s’agit d’un effet trompeur : ne survécurent réellement
que des oratorios (comme The Messiah)
et des extraits d’opéras ou d’oratorios, devenus iconiques par leur répétition
dans des festivals londoniens et provinciaux. Dans la dernière partie du XVIIIe
siècle, cette programmation récurrente trouve sa source principale dans le
« Grand Musical Festival »
de 1784 célébrant le compositeur.
Nancy
Storace n’était pas membre de la Royal Society of Musicians initiatrice de ce
mouvement haendélien revivifié, car cette société d’entraide était réservée aux
musiciens masculins… Toutefois, entre 1787 et 1797, elle fut régulièrement
engagée dans les concerts annuels organisés par la société, en compagnie des
chanteurs les plus prestigieux de l’époque, qu’ils viennent de l’Opéra italien
(le King’s Theatre) ou qu’ils soient réputés pour leur talent au concert.
Elle
s’y produisit très souvent dans un répertoire récurrent, effet de répétition
oblige. Ces airs et ensembles, elle les interpréta également dans des festivals
de province, avides d’entendre les chanteurs londoniens se produire dans les
mêmes « sélections » qui avaient déchainé l’enthousiasme des
auditeurs de la capitale…
Pour
peu que les annonces publiées dans la presse précisent les attributions des
airs, on voit donc régulièrement tomber dans l’escarcelle de la
cantatrice : « I know my
Redeemer Liveth » (The Messiah),
« Holy Lord God Almighty »
(Redemption, un pasticcio d’après
Haendel), « Angels ever bright and
fair » (Theodora), « Let the bright Seraphim » (Samson),
« What though I trace » (Salomon),… et même un air d’Orlando !
Détail d’un programme de la RSM
La Royal
Society of Musicians
La
Royal Society of Musicians (RSM) nait
en 1738. Cette année-là, un groupe de musiciens crée un fonds d’entraide pour
leurs collègue malades et leurs familles nécessiteuses. Selon la légende, trois
musiciens auraient croisés les enfants d’un défunt confrère, manifestement
miséreux, et ils auraient sollicités d’autres musiciens pour lever des fonds
pour les aider.
Cet
acte généreux les pousse à établir une société de secours plus pérenne. En
avril 1738, une première rencontre a lieu ; quelques jours plus tard, le
23 avril 1738, la première réunion se déroule dans la taverne Crown and Anchor,
dans le Strand. On ne tarde pas à adopter un règlement de 14 résolutions qui
sont bientôt enregistrées à la Chancellerie. La Royal Society of Musicians est
née.
Pour
les adhérents, rejoindre la société tient lieu de caisse d’assurance. Pour
prétendre bénéficier de l’aide accordée par la RSM, il fallait souscrire
annuellement, avoir une activité de musicien professionnel depuis au moins un
an, et en cas de besoin, obtenir le témoignage d’une dizaine de membres
assurant qu’on y était éligible. Le règlement très précis prévoyait tous les
cas de figures : maladie, sort des veuves et orphelins, etc.
Parmi
les 226 musiciens qui signèrent la Declaration
of Trust, se trouve Georg Friedrich
Haendel. Il dirige le premier concert à bénéfice pour la Société et se
préoccupe de son fonctionnement toute sa vie durant.
Les
membres comptent également, parmi une liste impressionnante : Thomas Arne,
Willem de Fesch (qui avait
travaillé dans les jardins de Marylebone avec le grand-père de Nancy Storace), le fils d’Henry Purcell, Giuseppe
Sammartini, etc… Entre les années 1760 et 1780, Samuel Arnold, Johann Christian
Bach, Charles James Frederick Lampe, Stefano Storace, Thomas Linley junior,
William Shield, Thomas Attwood, Stephen
Storace, etc…
les rejoindront.
La
société gagne en importance : si en 1739, elle compte 226 membres, ils
sont 421 en 1742, et 441 en 1755. Les souscripteurs honoraires abondent, et les
femmes n’y seront admises qu’après 1866, avec la fusion avec la Royal Society
of Female Musicians !
Les
cotisations des membres avaient évidemment leur importance pour alimenter la
caisse de secours, mais une importante source de financement était les
concerts. Par ailleurs, un accord fait avec une autre société de bienfaisance,
la Corporation of the Sons of the Clergy, permet de reverser ses recettes à la
RSM, en contrepartie d’une aide apportée par cette société à leur propre
concert qui se tenait annuellement en la cathédrale St. Paul. La répétition ouverte
au public et payante, tout comme le concert lui-même, permettait de récolter
une somme rondelette.
Les
concerts annuels de la RSM ont alors un éclat encore plus retentissant. Ils
sont inaugurés, le 20 mars 1739, par Alexander’s
Feast de Haendel, au King’s Theatre. Pour l’occasion, le compositeur joue
un concerto pour orgue composé pour la soirée, ne se fait pas payer, et loue
même le théâtre de sa poche… Pour les concerts du 28 mars 1740 et 14 mars 1741,
c’est Acis and Galatea qui est donné,
ainsi que Il Parnasso in festa.
Ultérieurement,
les concerts ne programmeront presque plus d’œuvres dans leur entier : on
préfère désormais présenter des sélections d’airs ou d’ensembles, accompagnés
de musique instrumentale. Mais le répertoire haendélien reste prédominant,
hommage de la société à leur membre qui s’était tant investi dans sa réussite,
témoignage de la séduction de son œuvre pour ses contemporains, et de la force
de l’idéologie des membres dominants de la RSM.
1784 : les premiers « Handel
Commemoration Concerts » et leurs successeurs
1784
marque un tournant important dans l’histoire de la société et pour la
« renaissance » haendélienne, car elle voit les débuts du « Grand Musical Festival » à l’abbaye
de Westminster et au Panthéon, célébrant le centenaire de la naissance de
Haendel. (Ou du moins le croyait-on, à l’époque !)
Parmi
les trois « inventeurs » de cette manifestation, se trouvaient Sir Watkin Williams Wynn (1749–1789), un parlementaire amateur
de Haendel. (En 1779, il avait écrit un mot d’introduction pour la famille
Storace à l’intention de l’ambassadeur anglais à Naples, Sir William Hamilton).
Le
musicographe et compositeur Charles
Burney (1726-1814), relatant les débuts de ce festival, explique que :
[Leur] plan fut rapidement communiqué aux directeurs de la [RSM] qui l’approuvèrent, et qui promirent leur assistance. On le soumit ensuite aux directeurs du concert of Antient Music, qui, avec une alacrité qui fait honneur au zèle qu’ils portent à la mémoire du grand artiste HAENDEL, entreprirent volontairement d’organiser et de diriger la cérémonie. Finalement, cette entreprise vient aux oreilles du roi, et il fut honoré de la permission et du patronage de sa Majesté. (An Account of the Musical Performances in Westminster Abbey and the Pantheon, May 26th, 27th, 29th; and June the 3rd and 5th, 1784, in Commemoration of Handel, p. 4)
Trois
concerts sont prévus, les 26, 27 et 29 mai, mais le succès est tel qu’on les
prolonge par deux autres, les 3 et 5 juin. La RSM récolte une très grande
partie de l’énorme recette, (£ 6000 en tout…), partagée entre diverses
œuvres charitables.
Vue de l’orchestre
pour les concerts de 1784
(Burney, Account of the Musical Performances…)
Notons
que The Concert of Antient Music, cette société de concert très sélect et
farouchement conservatrice, avait comme directeur musical Joah Bates, l’un des
trois inspirateurs du festival haendélien. Leurs concerts, non publicisés et à
la souscription onéreuse, étaient réservés à des membres soigneusement choisis
et faisant le plus souvent partie de la haute société. Comme l’ont mis en évidence
les musicologues William Weber et Simon McVeigh, les fondateurs se voyaient
comme les « protecteurs du goût musical national », et tentaient de
revivifier les valeurs traditionnelles musicales, que le répertoire baroque
tardif, et plus particulièrement la musique de Haendel, incarnait pour eux.
Ce
premier festival de mai et juin 1784 est pérennisé par une chronique rédigée
par Charles Burney, Account of the Musical Performances…, vendue au profit de la société. Ce
texte contribue au prestige de la commémoration, et participe à la fabrication
mémorielle d’un modèle à suivre, désormais gravé dans le marbre.
Le
succès immense et le prestige énorme de ce festival pousse à son
renouvellement. D’autres éditions ont lieu en 1785, puis l’année suivante, et
cet ensemble de quatre concerts donnés à la mi-journée finit par devenir un
évènement théoriquement annuel. Il draine une curiosité énorme. Touriste aisés,
classe moyenne supérieure et musiciens de passage tâchent d’obtenir des billets
d’entrée.
Bien
loin du souci de respect actuel de l’« historiquement informé », les
auditeurs du XVIIIe siècle sont sensibles à la masse des instrumentistes,
solistes et choristes et des effets auditifs produits. En 1784, on décomptait
525 interprètes à Westminster, mais en 1791, (année où Haydn y a peut-être
assisté), 1067 interprètes professionnels et amateurs sont réunis !
Plan de l’orchestre
pour les concerts de 1784
(Burney, Account of the Musical Performances…)
Les
concerts se tiennent dans l’abbaye de Westminster, dans une affluence et une somptuosité dont
une peinture de 1793 a conservé la trace.
Un
voyageur russe, l’écrivain et historien Nikolaï
Mikhaïlovitch Karamzine (1766-1826), fait partie du public en 1790. Il a
laissé des impressions qui font autant de place à la musique qu’à l’atmosphère
du concert, et sont assez représentatives des réactions des étrangers, très
sensibles à la qualité d’écoute du public et au gigantisme de ces concerts à
l’abbaye :
Je n’ai encore vu personne à Londres. Je n’ai même pas eu le temps d’aller chercher de l’argent chez le banquier. Mais j’ai vu l’oratorio de Haendel, The Messiah, à l’abbaye de Westminster, et j’ai donné ma dernière guinée pour le billet d’entrée.Il y avait neuf cent musiciens en tout. Les solistes étaient [Gertrud] Mara, célèbre en Europe, la Signora Cantelo, Storace, le très-connu Pacchiarotti, Norris, etc. Mr. Cramer menait l’orchestre. Imaginez six cent instruments et trois cent voix, merveilleusement équilibrées, dans un espace gigantesque avec un public immense, écoutant dans un sil1790ence absolu. Quelle harmonie sublime ! Quels airs émouvants ! Quels chœurs tonnants !Quels changements rapides dans l’émotion ! Après l’air sidérant « And who shall stand when He appeareth? », vous êtes transporté par le chœur, « Arise, shine, for thy light is come. »Douleur et tristesse emplissent le cœur quand Mara chante le Christ, « He was a man of sorrows and acquainted with grief. »Ce qu’on appelle les « demi-chœurs », avec leurs questions et réponses, produisent un effet étonnant.L’un demande : « Qui est le Roi de Gloire ? »L’autre répond : « Le Seigneur, fort et puissant. »Le premier : « Qui est le Roi de Gloire ? »Le second : « Le Dieu des Armées. »Ensuite ce passage est repris par le chœur tout entier.J’ai pleuré de délice quand Mara a chanté l’air « I know that my Redeemer liveth. », et le duo avec Pacchiarotti, « O Death, where is thy sting? »J’ai entendu de la musique par Pergolèse, Jommelli, Haydn, mais rien ne m’a plus remué aussi profondément que le Messiah de Haendel. Il est à la fois triste et joyeux, magnifique et tendre.L’oratorio est divisé en trois parties. Après chacune, les musiciens se reposèrent et les auditeurs, en ont profité pour prendre des rafraichissements.J’étais dans une loge avec un marchand et sa famille. Ils m’ont offert le meilleur siège et m’ont nourris de tartes, mais n’ont pas pensé à engager la conversation.Toutefois, quand le roi et sa famille sont entrés dans leur loge, l’un de mes compagnons m’a frappé l’épaule et a dit : « Voici notre bon George, avec ses bons enfants ! Je vais me pencher pour que vous puissiez mieux les voir. »J’étais extrêmement content de cela, mais je l’aurais été encore plus s’il ne m’avait pas frappé si vigoureusement sur l’épaule.Voici un autre incident. Une femme pénétra dans notre loge avec quelques programmes. Elle en fourra un dans ma main, espérant six pennies en échange.Le fils aîné de la famille l’arracha furieusement de ma main, et le jeta vers la femme, avec ces mots : « Il n’en a pas besoin. Vous voulez seulement prendre son argent. C’est une honte ! C’est un étranger, et il ne peut pas protester. »« C’est bien, pensais-je, mais alors pourquoi, Mister l’Anglais, avez-vous arraché ce programme si rudement ? Pourquoi m’avez-vous frappé sur le nez avec ? »Pendant ce temps, j’observais la famille royale avec une curiosité amusée. Ils ont tous des visages agréables, mais plus allemands qu’anglais. Le roi avait l’air bien. On ne voyait aucune trace de sa maladie récente. Les filles ressemblent à leur mère. Elles ne sont certainement pas des beautés, mais elles sont assez jolies. Le prince de Galles est un bel homme, mais il est trop robuste.En ce lieu, j’ai vu la meilleure société de Londres. Mais personne ne m’a plus intéressé davantage qu’un jeune homme dans une redingote grise. Il semble très ordinaire, mais son esprit est extraordinaire. Un homme qui, en pleine force, ne vit que pour une ambition – servir son pays – il est le fils méritant d’un père remarqué et est estimé par tous les véritables patriotes – pour faire court, William Pitt ! Son visage, bien que très anglais, placide et même quelque peu flegmatique, exprime pourtant une dignité noble et une profondeur de pensée. Il écouta attentivement la musique, parla avec ceux qui l’entouraient, mais, la plupart du temps, il semblait perdu dans ses pensées. Il n’y a rien de spécial, rien de charmant dans son apparence.Ayant entendu Haendel et vu Pitt, je ne regrette pas ma dernière guinée.L’oratorio est donné chaque année en mémoire du compositeur et comme marque de l’appréciation anglaise de son grand talent. Haendel a vécu et est mort à Londres. (Letters of a Russian Traveler, 1789-1790: An Account of a Young Russian Gentleman's Tour through Germany, Switzerland, France, and England. New York, 1957, pp. 270-271)
Contrairement
au Russe, la presse anglaise, toujours méfiante envers ces interprètes au
statut ambigu, affirme que les deux stars féminines, Madame Mara et la Signora
Storace, sont bien supérieures à Gasparo
Pacchierotti / Pacchiarotti (v. 1740-1821) ! (Dans cette édition,
cette dernière chanta un air et un duo avec le ténor Michael Kelly, créateur de
Basilio et Curzio dans Le Nozze di Figaro
de Mozart.)
Pour aller
plus loin :
DRUMMOND,
Pippa, « The Royal Society of
Musicians in the Eighteenth Century. » dans Music & Letters, 59, n°3 (1978), p. 268-289.
F. G. E., « The Royal Society of Musicians. » dans The Musical Times, 46, n°752 (1905), p.
637-644.
McVEIGH,
Simon, Concert Life in London from Mozart
to Haydn. Cambridge, 1993.
WEBER,
William, The Rise of Musical Classics in
Eighteenth-Century England: A Study in Canon, Ritual, and Ideology.
Oxford/New York, 1996.
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